Spinoza et l'ordinateur : autour de l'union du corps et de l'esprit

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Si la question du rapport du corps et de l’esprit a traversé toute l’histoire de la philosophie, elle reste très étroitement liée aux problématiques de la philosophie moderne. L’une des conceptions les plus originales et complexes de ce rapport est surement celle de Spinoza, qui considère le corps et l’esprit comme une seule et même chose considérée selon deux attributs (l’Etendue d’une côté, la Pensée de l’autre).
Il faut donc parvenir à penser une union non pas entre deux choses, mais entre deux manières de voir, deux expressions différentes d’une seule et même chose, comme deux faces d’une même pièce.  Si Spinoza défend une telle idée, c’est bien entendu en réponse à la conception cartésienne selon laquelle l’âme détermine le corps à agir à partir d’un point de jonction qui se trouve être la glande pinéale. Si Descartes cherche à tout prix le lieu de rencontre du corps et de l’âme, c’est parce qu’il a besoin de justifier et de défendre une théorie de la libre volonté. Si j’agis, c’est parce que je le veux, c’est-à-dire parce que mon âme m’a déterminé à agir. Et c’est justement cette libre volonté qui donne un sens à l’activité philosophique : le rationalisme devient l’entreprise salutaire, qui permet par la réforme de l’esprit, non pas simplement de mieux comprendre, mais aussi de mieux déterminer son corps à agir. Le problème, c’est que pour Spinoza, la libre volonté est une fumisterie que les gens imaginent parce qu’ils ont « conscience de leurs actions et sont ignorants des causes qui les déterminent ». Autrement dit, on pense agir librement alors qu’on est simplement déterminé à vouloir telle ou telle chose. Qui n’a pas déjà fait les frais des effets de mode, pensant exprimer totalement notre liberté en achetant ce qui nous plait (disons par exemple un MacBook Pro) alors qu’en réalité nos désirs sont pris dans des réseaux de déterminations externes (les stratégies de Com’ et de marketing d’Apple savent très bien comment nous séduire, pour ne citer que ça) ? On sait bien combien le libéralisme est une duperie, qui nous fait croire détenir un certain pouvoir qui se trouve être du flan, ou du vent, comme vous préférez. En rappelant que tout n’est qu’expression de la substance unique, à savoir Dieu, et qu’on ne peut échapper aux lois de la nature, c’est-à-dire les lois de la causalité, aucune de nos actions ne peut échapper à l’infinie puissance des déterminations extérieures qui font que, si j’agis d’une manière, si je veux une certaine chose, ça n’est jamais simplement par ma propre volonté. A partir de là, on comprend que pour Spinoza, rompre avec la libre volonté suppose de rendre impossible toute interaction. Ils sont une seule et même chose mais de deux manières tellement différentes qu’il est impossible d’imaginer que l’un puisse déterminer l’autre et inversement. Evidemment, le problème qui surgit alors est de savoir comment on peut encore penser une unité, parler d’une seule et même chose, quand ses deux composantes, le corps d’un côté, l’esprit de l’autre, relève de deux attributs et ne peuvent en aucun cas interagir ? La réponse de Spinoza est de dire que ce qui produit l’identité, l’union, c’est l’ordre et la connexion qui est le même que l’on parle des choses ou des idées. L’identité des individus n’est donc pas l’identité de ses expressions dans différents attributs, ce n’est donc pas de dire que l’esprit est équivalent au corps, mais c’est de produire une identité de rapport entre l’ordre du Corps et l’ordre des Idées. Ainsi, pour Spinoza, il n’y a pas de détermination d’un attribut sur l’autre, mais plutôt une co-ordination : quand le corps agit, cela produit « en même temps » une idée, et quand l’esprit pense, cela produit « en même temps » quelque chose dans le corps.
Ce qui pose inévitablement problème dans cette conception, c’est donc le fait de distinguer absolument les domaines d’action du corps et de ceux de l’esprit. Et Spinoza ne cesse de le faire et de défendre une certaine vigilance à ce niveau dans nos conceptions : le cas du langage en est un exemple tout à fait symptomatique. On pourrait avoir l’impression que le langage renvoie entièrement au domaine de l’entendement, qu’il n’est rien d’autre sinon la formulation pure et simple de ce qu’est une idée. Pourtant, nous recommande Spinoza, il faut distinguer entre « les images comme celles qui se forment au fond de l’œil et, si l’on veut, au milieu du cerveau » et « les concepts de la pensée » (EII48scolie). Les mots, qu’ils soient prononcés ou écrits, ne sont pas les idées mais simplement les corps de celles-ci. Mot et idée, sont donc inévitablement liés, ils sont une seule et même chose (car il suffit qu’on change la composition des lettres pour que l’idée soit modifiée elle-aussi) et pourtant ils ne se recouvrent absolument pas. Le problème, c’est que ces « concepts de l’Esprit » deviennent de plus en plus obscurs, et semblent bien souvent échapper à leurs représentations. L’esprit ne serait-il pas, dans ce cas, la dernière trace d’une très vieille maladie idéaliste visant à recourir à un modèle transcendantal pour comprendre le réel ? C’est évidemment un point difficile à accepter pour nos systèmes de pensée actuels largement matérialistes. Quand tout est réduit au corps, effectivement l’idée ne devient plus rien d’autre que cette image qui se forme dans notre cerveau. Et d’ailleurs certaines personnes pensent aujourd’hui qu’il est tout à fait possible de trouver dans le cerveau ce à quoi pensent les gens. La science ne serait pas encore assez évoluée, mais pourrait dans un futur plus ou moins lointain « voir les idées » dans le cerveau. Pour ma part, je pense depuis déjà des années (je me souviens encore des discussions houleuses que j’avais à ce sujet quand j’étais étudiant) que c’est impossible, car c’est une mécompréhension de cette union corps-esprit que développe Spinoza. On ne peut pas trouver les idées dans le cerveau car les idées appartiennent à la Pensée et que le cerveau appartient à l’Etendue, et qu’il ne peut y avoir d’interaction entre l’un et l’autre. Quand je pense à un éléphant rose, les machineries actuelles me permettent de savoir ce qui s’éclaire dans mon cerveau pendant que je le pense, mais si je fouillais à l’aide d’un cerveau dans ces zones éclairées, j’aurais bien du mal à trouver un éléphant rose quelque part, et je crois que même si l’exemple est grotesque, il met réellement en avant le problème dont il est question ici.

Alors dans ce cas, il s’agira de réussir à se représenter cette forme d’union si nécessaire et pourtant si difficile de deux choses entièrement différentes suivant un seul et même ordre ? Comme je l’ai fait plus haut, on a tendance à recourir ici à l’exemple de la pièce et de ses deux côtés : chaque côté est différent et pourtant c’est une seule et même pièce. Cette métaphore permet de saisir un pan du problème mais me parait tout de même problématique en ce qu’elle réduit du même coup les deux faces de la pièce à une seule et même dimension matérielle, étendue. Que l’on retourne la pièce d’un côté ou de l’autre, nous avons affaire à deux faces différentes mais qui procèdent d’une même logique,  d’une même structure et d’une même forme. On voit bien la simplification qui est en jeu ici, puisque dans le cas de l’individu, Spinoza oblige à penser le corps et la pensée comme réellement différent en tout point, et donc à sortir la pensée et ses idées de toute dimension ou représentation matérielle. Les idées sont autre chose que des corps, et c’est bien ce qu’on rate quand on pense à la métaphore de la pièce.

Pour ma part, je crois qu’il y a un exemple qui est beaucoup plus parlant à bien des niveaux pour comprendre l’union spinoziste du corps et de l’esprit, c’est celui de l’ordinateur. L’ordinateur peut être défini de manière très générale comme une machine capable d’effectuer un certain nombre d’opérations et de calculs à partir de logiciels. Mais cette machine peut, en réalité, être décomposée de deux manières, à savoir d’une part ses composants informatiques (nommés hardware) tels que l’écran, la souris, le clavier, mais aussi ses composants internes tel que mémoire vive, processeur, ventilateur etc ; et d’autre part ses logiciels régis et organisés autour d’un système d’exploitation (ensemble qu’on nomme software). Si la séparation entre le « mou » et le « dur » peut rappeler la distinction dans la petite physique spinoziste des parties dures, molles et fluides des corps, elle semblera ici permettre avec une certaine pertinence d’élaborer une distinction pouvant être rapproché pour l’une (hardware) du Corps et pour l’autre (software) de l’Esprit. Pour reprendre notre exemple précédent, imaginons que l’on regarde une image d’un éléphant rose sur notre ordinateur, nous la voyons donc s’afficher sur l’écran, et nous savons que pour avoir accès à cette image, l’écran seule ne suffit pas : elle est aussi stocké quelque part, par exemple dans un disque dur, et il y a besoin d’une connectique appropriée entre chaque partie de l’ordinateur, ainsi qu’une certaine quantité d’électricité pour permettre à l’image de nous parvenir. Pourtant, on aurait beau chercher dans l’écran, ou regarder au microscope dans les entrailles du disque dur, nous serions tout aussi incapables de trouver cet éléphant ici que dans la matière grise. La question n’est pourtant pas d’imaginer que l’un peut se passer de l’autre, qu’il ne pourrait y avoir que le corps ou que l’esprit, car il suffit qu’on débranche l’ordinateur pour que celui-ci s’arrête de penser, c’est-à-dire de calculer. Et Spinoza ne dira pas autre chose lorsqu’il dira que la décomposition du corps entraîne la décomposition de l’Esprit. Alors, bien entendu, il y a pour Spinoza une certaine part de l’Esprit qui est « éternelle ». Mais n’oublions pas que pour lui, l’éternité n’est pas une immortalité, c’est un mode d’existence nécessaire, qui n’a plus aucun rapport avec le passé, le présent et le futur. La part éternelle de l’esprit n’est pas celle qui perdure après la mort du corps, elle est celle qui échappe à toute forme temporelle. Et ne serait-ce pas une manière de comprendre internet ? En ce sens, internet serait la toile ou le réseau de l’ensemble des idées, par-delà l’existence d’un ordinateur singulier, qui ne cesse de s’enrichir et de s’augmenter. Alors évidemment, le problème est que, pour Spinoza, la part éternelle de l’Esprit n’est composée que des idées vraies alors qu’internet se compose de la totalité des idées, autant vraies que fausses (et même surement plus fausses que vraies,  ce que Spinoza avait déjà remarqué dans son Traité théologico-politique en affirmant la supériorité de l’imagination sur la raison en ce qu’elle permet de produire une infinité d’idées, autant vraies que fausses). Mais mis à part ce point, l’analogie semble tout à fait éclairante. Un seul et même ordre et enchaînement des composants informatiques et des calculs produits. Cela respecte la logique de structure et de composition des individus pour Spinoza qui sont un ensemble d’individus plus simples qui partagent un même rapport de mouvement et de repos, et dont la singularité de rapport borne les propres capacités de chacun : ce que mon corps peut est déterminé par la structure et la composition de ce dernier, et cette structure et composition de mon corps produira « en même temps » dans mon esprit une capacité plus ou moins grande à comprendre, à produire des idées, dans des domaines plutôt que dans d’autres etc. L’ordinateur fonctionne évidemment de la même manière, et on peut très bien concevoir changer une partie de l’ordinateur sans que celui-ci perte son identité et son unité. Pourtant, cette modification interne, si elle ne change pas l’ordinateur dans son ensemble, modifiera en même temps sa capacité à penser ou à calculer : il pourra devenir plus performant, c’est-à-dire plus puissant, et donc sa puissance d’agir se modifiera en même temps que sa puissance de penser.

Ces différents éléments restent probablement imprécis, mais je crois qu’ils permettent de voir l’ampleur que peut avoir la métaphore de l’ordinateur pour comprendre l’union corps-esprit dans la philosophie spinoziste. Alors évidemment, il y a des points de tension où l’analogie ne résiste pas, où les différences sont craquer les exemples, mais je la trouve pourtant d’une efficacité beaucoup plus grande que la pièce de monnaie. 

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