Dans son intervention du 19
Février au Séminaire Spinoza (Paris 1), Pascal Sévérac a interrogé le passage
du statut de l’enfant à celui d’adulte en mettant en relation la philosophie de
Spinoza et celle de Vygotski. L’idée était de montrer que ce passage est une
transformation qui se marque par une forme de recomposition du corps et des
idées du corps, et donc qu’elle semble bien proche de ce que Spinoza appelle la
mort (cf. L’exemple du poète amnésique espagnol) suggérant selon lui une
forme « euthanasie éducative » par la transformation du corps de l’enfant
en un corps adulte. En effet Spinoza précise en Ethique IV, 39 scolie : « Mais il faut remarquer ici que
la mort survient au Corps, c’est ainsi que je l’entends, quand ses parties se
trouvent ainsi disposées qu’elles entre les unes par rapport aux autres dans un
autre rapport de mouvement et de repos ». A partir de cette modification
du rapport de mouvement et de repos, la mort semble être un processus
suffisamment général pour recouvrir un grand nombre de situations (allant jusqu’Ã
l’amnésie), ce qui permet à Pascal d’étendre ce processus et de se demander si,
par exemple, le passage de l’enfant à l’adulte ne fonctionne pas de la même
manière, si ça n’est pas aussi une forme de mort, à partir du moment où c’est
une recomposition structurelle du Corps et de la manière d’être affecté. Pourtant,
cette modification prend la forme d’un « changement de nature en une autre
tout à fait différente ». Donc, si rien ne force Spinoza à considérer qu’un
individu meurt seulement quand il est « changé en cadavre », cela ne
signifie pourtant pas que la mort doit être attribuée à toute modification, ni
même à un processus tel que celui de l’éducation de l’enfant en adulte. Cela
pose problème, il me semble, à plusieurs titres.
Tout d’abord, cette conception modifie
le sens du verbe mutatur qui signifie
« changer » ou « modifier » pour lui donner une coloration plus radicale
de changement de nature, où toute variation devient une transformation. Mais
une telle conception pose inéluctablement problème chez Spinoza où la variation
est permanente, et où le changement n’équivaut donc pas toujours à un tel
changement de nature. La petite physique indique justement la persistance de l’individualité
et de l’identité par-delà les modifications du corps. Si la transformation et
la mort semblent donc pour Spinoza une seule et même chose (qu’on appellera
donc dans la suite soit l’un ou soit l’autre indifféremment), il ne semble
pourtant pas si aisé de la généraliser à toute modification, principalement
parce que le l’identité de l’individu s’exprime par-delà les modifications minimes et
subtiles. En réalité, il semble qu’on a affaire dans les propos de Spinoza Ã
deux affirmations, qui peuvent soit être deux alternatives, ou bien un seul et
même processus à savoir d’une part le fait que la mort-transformation est un
changement de nature, et d’autre part qu’elle est un changement voire une
rupture dans le « rapport de mouvement et de repos », rapport qui est
structurant pour donner forme, ou même donner « corps » à l’individu.
L’explication la plus simple semble être celle selon laquelle un corps peut
rester « le même » indépendamment des pertes ou des ajouts de parties
supplémentaires à sa structure générale, à l’unique condition qu’il conserve ce
rapport, cette proportion de mouvement et de repos qui le singularise, c’est-Ã -dire
qui à la fois unifie ses parties et le disjoint des autres corps. La
conséquence en est que, chez Spinoza, la modification des parties du corps n’est
jamais suffisante pour parler de transformation ou de mort. Pour qu’il y ait
mort, il faut une rupture de ce rapport, qui déstructure le corps, le recompose
sous un autre rapport de mouvement et de repos, autrement dit, qui change la
nature. Tout se passe comme si il était nécessaire de penser des états limites
qui, quand on les dépasse, nous plonge dans une perte d’individualité et d’identité,
qui nous font « devenir autre », sans pourtant que Spinoza se risque
à préciser ces limites. La modification qui fait passer le corps à l’état de
cadavre semble une limite pourtant simple à accepter, mais Spinoza préfère la
nier pour concevoir des états-limites plus larges, peut-être plus « flottants »
et malléables, tant qu’ils répondent à un critère, à savoir une expression d’un
changement extrême dans la structure du corps.
Si le poète espagnol amnésique
change d’identité, s’il devient un autre et se transforme réellement, c’est
parce que s’y rattache une certaine soudaineté : il est celui qui est « frappé par
la maladie » (correptus fuerat)
et qui passe on pourrait dire « d’un seul coup » d’un état à un
autre. Il faut donc bien distinguer ici un état progressif de changements
infimes et négligeable d’un choc soudain, qui produit une mort au sens d’une
transformation réelle de l’individu. En effet, gardons à l’esprit qu’ici il n’est
pas question, par exemple, d’une personne atteinte de la maladie d’Alzheimer qui
perdrait « peu à peu » et progressivement ses souvenirs, mais bien d’une
maladie violente, qui produit comme une table rase dans la mémoire. Si donc, je
ne suis pas du tout sûr qu’il soit adéquat de généraliser ce phénomène de la
mort à toute modification, où la vie devient une manière de toujours « un
peu mourir pour se changer et s’améliorer » (ce qui me parait totalement
contradictoire avec la « philosophie de la vie et non de la mort que
Spinoza prône dans son Ethique), je ne suis pas non plus certain que l’expression
soit heureuse pour le phénomène plus restreint qui intéresse spécifiquement
Pascal Sévérac, à savoir celui de l’éducation considéré comme une forme « d’euthanasie ».
Tout d’abord, cette conception présuppose de voir l’éducation comme un passage
d’un état à un autre, de l’état d’enfant à celui d’adulte. Mais pour qu’il y
ait transformation, il faut qu’il y ait soudaineté, et cette soudaineté,
comment peut-elle se représenter dans ce cas-là ? On sait bien que ça n’est
pas le fait d’obtenir la majorité qui nous fait « devenir autre », et
nombreux ont été les commentateurs à avoir bien remarqué à partir de Spinoza
que rien ne destinait de manière naturelle un enfant à devenir un « homme »,
en ce sens qu’il pouvait rester plus ou moins longtemps dans l’enfance, c’est-Ã -dire
dans une forme de naïveté ou d’absence de responsabilité sociale. Laissons de
côté toutes les réflexions triviales sur le fait de ne pas vouloir grandir ni obtenir
les responsabilités des « grandes personnes », ou encore sur le fait
que la vieillesse et la jeunesse caractérisent plus des manières d’être que des
états bien « délimités ». Le problème réside surtout dans le fait de
savoir s’il y a bien un passage d’un état spécifique à un autre, et si ce
passage, si jamais il existe, peut être considéré comme un changement de
nature. En réalité, l’une et l’autre de ces idées nous paraissent réellement
contestables, quand bien même on s’en tiendrait aux textes sur lesquels Pascal
Sévérac appuie son argumentation, à savoir d’une part le scolie de la
proposition 39 d’Ethique IV et le scolie de la proposition 39 d’Ethique V.
Et en effet, à une première lecture,
son hypothèse semble assez convaincante, notamment si l’on se réfère à la fin
du passage d’EV39 où Spinoza indique que « nous nous efforçons donc avant
tout de faire que le Corps de bébé se change, autant que sa nature le souffre
et s’y prête, en un autre qui soit apte à beaucoup de choses ». Cet effort
consistant à changer la nature du bébé en une autre semble effectivement
indiquer une rupture dans l’identité, et donc une mort-transformation. En
réalité, je crois que pour saisir la portée de ce que nous dit ici Spinoza, il
faut être capable d’admettre trois expressions du changement : 1- Un
changement continuel, qu’on pourrait appeler le « parcours de la vie »
ou l’évolution, qui se caractérise par une progression lente et continue. Ce
changement ne modifie pas la nature de la chose, ne nous fait pas devenir
autre, car il n’y a pas de rupture réelle dans le rapport de mouvement et de
repos. 2- Un changement brutal et soudain, qui modifie de manière trop
importante ce rapport de mouvement et de repos pour que l’individu conserve son
identité. C’est ce second changement qui est une mort-transformation, en ce qu’il
nous fait devenir autre. Ce second type permet en effet de comprendre le
changement du bébé en cadavre, ou encore le cas du poète amnésique espagnol. 3-
Un changement perçu a posteriori. Ce
dernier changement n’est rien d’autre que la perception du changement qui s’opère
durant notre vie, comme par exemple celui qui lit à nouveau un texte qu’il a
écrit 10 ans plus tôt. Il reconnait bien que c’est lui qui l’a écrit, et
pourtant il aurait bien du mal à dire qu’il est « le même » que celui
qu’il était quand il l’a écrit. En un sens, ce dernier cas n’est pas une
transformation, il n’est qu’une impression de transformation qui vient du
décalage qu’on produit entre la perception de ce qu’on était à un moment donné
et de ce qu’on est actuellement, en laissant de côté que ces deux états sont
fictifs en tant qu’ils ne sont que deux images figées et extraites de la vie
affective qui n’est rien d’autre que modification continuelle et subtile (cas
1). Il n’est pas alors négligeable que ce qui parait être une vie malheureuse
est celle d’un changement de type 2, changement de nature soudaine, alors que
la vie heureuse est celle consistant en un changement de type 1, un changement
subtile et continuelle qui produit des compositions et recompositions perpétuelles
des parties de notre Corps et de notre Esprit. Le changement de type 3, quant Ã
lui, contribue à la vie heureuse, voire même à la béatitude, en ce qu’il est l’expression
de mon contentement, de mon gaudium
qui perçoit ma vie, et surtout l’évolution et les changements de ma vie comme
une progression joyeuse continuelle. La reconnaissance de son « changement »
devient non pas le signe d’une mort, mais au contraire d’une transformation
heureuse qui se fait au travers de mes subtiles modifications[1].
N’est-ce pas ainsi qu’il faut comprendre justement la fin du scolie d’EIV39 où
Spinoza parle de cet homme d’un âge avancé qui « croit » la nature de
l’enfant et la sienne tellement différente qu’il « ne pourrait jamais se
persuader d’avoir jamais été bébé s’il n’en faisait, d’après les autres, la
conjecture pour lui-même » ? Il n’est donc pas question de deux
états, celui d’enfant et celui d’adulte, nous n’avons pas à faire à deux
natures différentes, mais simplement à une présence à soi telle qu’elle gomme
les changements subtils qui nous arrivent, changements qui ne paraissent réels
et forts qu’à partir d’un recul nécessaire, d’une mise à distance de ce qu’on
était, pour se contenter de ce qu’on est devenu. Mais ce devenir, n’est donc
pas l’expression d’une étape à franchir, d’un seuil quantifiable avec
précision, et il y a donc moins passage d’un état à l’autre que progression continue
et subtile. L’éducation peut permettre de modifier l’enfant pour qu’il devienne
adulte « autant que sa nature s’y prête », mais rare sont les
éducations qui produisent une mort de l’enfance, c’est-à -dire une décomposition
radicale de l’individu au profit d’un autre. Evidemment, cette compréhension du
texte spinoziste peine à rendre raison du langage courant et de ce mécanisme
visant justement à considérer ce rapport de l’enfance à la vie adulte comme un
passage. Après tout, atteindre la majorité est une manière de nous faire « devenir
citoyen », c’est-à -dire de nous intégrer à la communauté politique et
sociale, et l’on ne peut s’empêcher de considérer cela sous la forme du passage
ou de l’étape. Ce que l’on commence à faire à un moment donné. Nous commençons
à être adulte à partir d’un certain « seuil » atteint, seuil qui ne
renvoie à aucune détermination interne.
Je crois donc qu'il est difficile de considérer que toute modification doit être pensée comme une mort ou une transformation, et que le sage pâtirait moins et penserait moins à la mort pour la seule raison qu’il
l’aurait déjà éprouvé à de multiples reprises. La mort, si elle est extensible à d’autres
phénomènes que le changement en cadavre, n’est pourtant pas l’expression de
tout changement, mais simplement d’un type bien spécifique, à savoir le
changement radical et soudain qui produit une vraie rupture identitaire de l’individu.
Si l’analyse de la précision de Spinoza sur le changement du corps de l’enfant « autant
que sa nature le souffre et s’y prête » était tout à fait pertinente et éclairante,
interpréter ce changement comme le fait Pascal Sévérac me semble forcer singulièrement le texte. Changer la nature de l’enfant ou du bébé n’est pas une
transformation, elle est un processus lent et régulier, une succession d’infimes
et subtiles changements qui pourtant ne destructurent et ne décomposent pas l’individu. L'éducation, à ce titre, serait à considérer non pas comme une mise à mort de l'enfance, mais justement comme un effort constant pour contrainte le corps de l'enfant à changer dans les limites de sa propre nature, ce qui reviendrait à faire du pédagogue un équilibriste toujours sur le fil, pouvant tomber d'un côté dans la mise à mort de l'enfant devant trop brutalement adulte, ou dans la fixité conservatrice de l'état de l'enfant dans l'autre. Peut-être alors le concept d'aptitude chez Spinoza deviendrait tout à fait éclairant, afin de comprendre cet effort collectif du pédagogue et de l'enfant, cherchant à modifier et "accomoder" la puissance de l'enfant afin de déployer l'adulte qui, en réalité, a "toujours déjà été" en lui.
Pour écouter l'intervention de Pascal Sévérac je transmets avec son accord mon enregistrement :
[1] Evidemment,
je ne souhaite pas dire par là que ce changement de type 3 produit toujours une
satisfaction de l’âme. Spinoza insiste à de nombreuses reprises, notamment
EIV59scolie, sur l’absence de moralité intrinsèque aux actions, qui peuvent
être bonnes ou mauvaises en fonction des moments, etc. Ca n’est pas l’objet
ici, mais je ne nie pas le fait que certaines personnes enfermées dans le remord
ou la mélancolie ne parviennent qu’à constater ce décalage et ce changement de
type 3 de manière triste.
Dans L'évolution créatrice de Bergson, on peut trouver à la page 85 cette légère incise :
"Peut-être faut-il d'ailleurs qu'une théorie se maintienne exclusivement à un point de vue particulier pour qu'elle reste scientifique, c'est-à -dire pour qu'elle donne aux recherches de détail une direction précise. Mais la réalité sur laquelle chacune de ces théories prend une vue partielle doit les dépasser toutes. Et cette réalité est l'objet propre de la philosophie, laquelle n'est point astreinte à la précision de la science, puisqu'elle ne vise aucune application."
Il existe des tâches qui paraissent herculéennes à qui les entreprend. C'est souvent le sentiment dans lequel se trouve celui qui veut ranger sa bibliothèque. On éprouve toujours une immense satisfaction, lorsqu'on a un certain goût pour les livres, à l'idée d'avoir rangé sa bibliothèque. Si Borges vouait une fascination à la bibliothèque, la sienne était infinie plus qu'elle n'était ordonnée. Pourtant, à la fin de ce rangement, je me suis rendu compte que ma bibliothèque n'était pas ordonnée. Quel paradoxe! Passer trois heures à désordonner des livres, et la satisfaction pourtant d'avoir donner à ce chaos une certaine organisation. Généralement, nous considérons que l'organisation doit suivre de principes logiques cohérents et rationnels : que l'ordre soit alphabétique, thématique, ou je ne sais quoi encore, il est sur qu'il va suivre d'une logique mathématique qui, par conséquent, pourra être considéré comme une norme universelle. Les bibliothèques du monde ont tendance à suivre les mêmes classements, et comment pourrait-il en être autrement, si l'on veut pouvoir retrouver un livre dans les milliers qui se suivent le long des étagères? Mais ne peut-on pas penser un autre ordre? Une forme de rangement irrationnel, qui ne réponde pas à une logique mathématique universelle, mais seulement à une tendance affective? J'aime l'absurde de mon classement, j'aime savoir que je m'y perds moi-même, dans les couleurs, les colonnes, les étagères, les entassements dans tous les sens. La bibliothèque est un labyrinthe, pas parce qu'elle est infinie, ni parce qu'elle est circulaire, mais parce qu'elle a trouvé son ordre, et son chemin, dans le chaos. Il faudrait un jour écrire une nouvelle sur une bibliothèque irrationnelle.
J'ai beau essayer de m'en échapper, je reviens toujours à Borges et à Gide. Il y a chez eux quelque chose qui me fascine, qui m'inspire. Finalement, l'artiste est celui qui modifie la réalité, ou plus précisément notre perception de la réalité. En bousculant nos représentations, il nous contraint à adopter les siennes. Je ne sais pas si le philosophe peut faire voir au profane le monde à travers son regard, mais je suis persuadé que l'artiste en est capable. C'est pourquoi j'ai l'intuition que c'est au travers une "esthétisation" de la perception que se joue un tournant de la philosophie, celui où l'on considère qu'il est avant tout question d'expérience : expérience du bonheur, expérience de la morale, expérience d'éternité... Mais en ce sens, quand on dit que les artistes nous inspirent, on dit toujours deux choses, à savoir que leur génie nous donne envie de leur ressembler, mais aussi que nous ne parvenons plus à penser ou écrire sans le faire "comme eux". C'est comme si nous étions des demeures qu'ils habitaient ou hantaient, expérimentant l'éternité à travers nos yeux, nos bouches... Ainsi, comme Gide dans son Thésée, je veux ré-écrire un conte selon des variations inattendues mais néanmoins parfaites. Et comme Borges, je veux perdre le lecteur dans les labyrinthes de contes où le début n'est jamais le début, la fin jamais que le début, et où chaque mot est comme une porte qui s'ouvre sur un rêve. Encore faut-il comprendre que chez Borges, le rêve n'est jamais un rêve, mais toujours un réel possible. Ou bien serait-ce l'inverse? Les nouvelles de Borges sont d'une profondeur abyssale, et une question restera mon énigme : fallait-il être aveugle pour construire des systèmes et des structures d'une telle qualité?
Certaines paroles sont dures à entendre, d'autres sont dures à dire. Une chose est la mort, une autre son attente. C'est notre attente de la mort qui fait de nous ce que nous sommes, c'est en essayant de lutter contre l'inéluctable que l'on pousse au plus loin possible la question du bonheur et de la liberté. Mais pourra-t-on s'affranchir de cette ultime contrainte, celle d'avoir une fin? Il me semble que c'est la fragilité qui donne à la vie sa beauté, mais allez expliquer ça à une personne en phase terminale. Elle le saura, elle en aura conscience intimement lorsqu'elle posera son regard sur chaque chose et que son regard lui paraîtra plus fort, plus vrai que jamais. La conscience d'agir ultimement, de faire une action "pour la dernière fois", lui donne une force paradoxale, voire même absurde. Dans notre idéale recherche de la perfection, nous cherchons probablement à donner à nos ultimes gestes le goût de l'apothéose. Mais, la philosophie a beau être puissante, elle est -et se doit d'être- silencieuse sur ces sujets. Car il y a quelque chose de trop effroyable qui se joue : c'est oser parler de ce qui ne doit pas être révélé, comme si l'on montrait l'envers du décors. Taisez-nous, s'il vous plait, notre mortalité. Prétendez le temps d'une vie que ce n'est pas en pensant à ce que nous ne serons pas que nous avons fait tout le reste. Le plus beau et le plus juste serait, bien entendu, d'accueillir sereinement la Mort sans impatience ni effroi. Mais qui sera assez en accord avec lui-même pour agir si sagement? Sommes-nous condamner à la pensée infantile que la mort est injuste? Je n'ai pas les réponses. La philosophie de la joie est aussi une philosophie de la vie. Pourtant, notre monde se construit sur les milliers de morts qui nous précèdent, et qui semblent nous souffler à l'oreille notre tragique et inéluctable destin. Encore une fois, le plus terrible est non pas la mort mais son attente. Et encore une fois, je préconise de limiter au maximum nos attentes. Savoir suffisamment pour oublier qu'on sait.
Hier soir, j'ai vu le DVD "Les rêves dansants", autour d'une chorégraphie de Pina Bausch. J'ai trouvé le documentaire intéressant, et en même temps j'ai été fort déçu. Je m'attendais à voir le spectacle, alors qu'en vérité j'ai vu la construction du spectacle, les répétitions, et les hésitations, à savoir justement tout le travail préparatoire que l'on souhaite gommer pour la représentation, tout ce qui doit paraître n'avoir jamais existé, par crainte de faire disparaître l'illusion du réel. Encore une fois, s'il y a déception, c'est uniquement en raison des attentes que j'avais. Et je ne cesserai de faire l'effort pour limiter mes attentes, pour ne plus rien attendre, comme s'il fallait choisir entre être présent aux choses ou attendre, à côté de la vie. Finalement, ça n'est qu'une manière de reconduire le dualisme entre la contemplation passive et la création active. Et, justement, il y a dans la danse une force du geste qui me fascine, le geste devient absolument créateur. Cependant, dans les chorégraphies de Pina Bausch, le geste ne semble pas chercher la transcendance, ça n'est pas une tentative de se faire surhomme, mais plutôt une manière de synthétiser la perfection du réel, avec ses failles, ses faiblesses, mais aussi, évidemment, ses forces. Il y a quelque chose de purement affectif, un paradoxe étrange cherchant à synthétiser dans un geste non-commun toute la perfection du naturel. Et cela est surement d'autant plus vrai dans cette œuvre, jouée ici par des adolescents de 14ans, qui nous conduisent à repenser le jeu de la séduction, du désir, et des amours à la faveur de nos premières fois, avec tout le bagage d'idéalisation, et en même temps d'hésitations que cela peut avoir. L'adolescent danse en étant incertain : son manque d'expérience l'oblige à imaginer la vie plus qu'à la vivre. Paradoxe étrange, à nouveau, d'une période de la vie où l'on ne cesse d'imaginer la vie tout en étant trop insouciant pour ne pas la vivre telle qu'elle est. Il y a derrière ce paradoxe un terme : la naïveté, cette manière de percevoir le monde sans attentes, sans rien de plus que l'étonnement permanent. Ces adolescents dansent avec naïveté, leurs gestes n'ont pas d'attente. Et nous aussi, peut-être, devrions-nous devenir des danseurs et des penseurs naïfs.